Alors que la situation était déjà loin d’être idéale avant cela, les conditions de travail des journalistes en Russie a encore empiré depuis le 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine. Au point que beaucoup d’entre eux choisissent l’exil.
C’est la fable de la grenouille qui, plongée dans une eau qui se réchauffe lentement, ne se rend pas compte qu’elle se fait ébouillanter. À sa prise de pouvoir en Russie, en 1999, Vladimir Poutine passe d’abord pour un inoffensif sous-fifre, avant d’étouffer petit à petit la démocratie, journalistes en tête. Pour les correspondants étrangers, les attaques se limitent parfois à un marquage particulièrement serré. “Quand j’étais assis en terrasse, je voyais toujours la même personne qui se cachait derrière, comme dans les films, se souvient
Christophe Gascard, chef du bureau de TF1 à Moscou de 2008 à 2010. Ensuite, je la recroisais dans la journée. Parfois, elle se changeait, mais je voyais bien qu’on surveillait mes allées et venues. Mon téléphone, c’était pareil.” Veronika Dorman, elle, correspondante (2009 – 2016) puis envoyée spéciale (2016-2022) de Libération en Russie, admet que s’il était important d’être prudent et méfiant, le travail des journalistes étrangers était relativement libre: “On n’était pas menacés, on était assez protégés par nos ambassades. Ce qu’on écrivait n’était pas très lu. Au pire, ils pouvaient convoquer un ambassadeur pour lui
reprocher des productions”
Pour les journalistes russes, en revanche, c’est une autre histoire. Entre 2000 et 2009, sept membres de la rédaction du journal indépendant Novaïa Gazeta sont assassinés, le cas le plus célèbre restant celui d’Anna Politkovskaïa, tuée par balle dans le hall de son immeuble en 2006 après ses enquêtes sur les guerres en Tchétchénie. Et avant d’en arriver à l’assassinat, toute une gamme de pression sont utilisées. Elena Kostioutchenko, journaliste d’investigation chez Novaïa Gazeta et militante pour les droits LGBT, a plusieurs fois été intimidée et agressée en raison de ses activités –elle a été une des premières à écrire sur les Pussy Riots, et
elle a révélé son homosexualité en 2011. Après avoir subi une tentative d’empoisonnement en octobre 2022, elle s’est exilée en Allemagne, mais continue d’écrire sur la Russie. “Comment faire des reportages sur la Russie quand on ne peut pas être en Russie? interroge-t-elle. La majorité des journalistes russes indépendants sont aujourd’hui à l’étranger.”
L’affaire Evan Guershkovich
Car depuis l’invasion d’une partie de l’Ukraine par la Russie, la situation a basculé. À partir de 2014 et de l’annexion de la Crimée, les accréditations et les autorisations se faisaient déjà de plus en plus rares ; certains lieux, comme les prisons, étaient devenus quasiment impossibles d’accès ; et les méthodes d’intimidation s’intensifiaient. Puis, après la tentative d’invasion à grande échelle du 24 février 2022, la quasi-intégralité des médias russes indépendants sont tombés sous le coup de nouvelles lois, considérés comme “agents de
l’étranger” ou “organisations indésirables”. Nouveauté: les journalistes étrangers sont désormais soumis à un régime similaire. Veronika Dorman témoigne de pressions psychologiques sur des collègues, et évoque le piratage d’ordinateurs ou le blocage de sites, de médias français par exemple, inaccessibles sans VPN. “Pas grand monde ne lisait Libé ou Le Monde depuis le territoire russe, c’étaient plutôt des espèces de démonstration de force”, explique-t-elle. Un nouveau cap a été franchi le 30 mars 2023 avec l’arrestation pour “espionnage” d’Evan Guershkovich, journaliste américain du Wall Street Journal, premier correspondant étranger à être incarcéré dans le pays. “Ils utilisent les journalistes étrangers emprisonnés comme monnaie d’échange pour obtenir ce qu’ils veulent”, analyse Elena Kostioutchenko. Confirmation le 1er août dernier, avec la libération de Guershkovich dans le cadre d’un échange de prisonniers entre la Russie et les États-Unis.
L’affaire Guershkovich, additionnée à l’aggravation des conditions de travail, a fini par faire fuir également une bonne partie des correspondants étrangers ces derniers mois. Pour Veronika Dorman, la décision de ne plus résider en Russie est intervenue dès 2016. “On commençait déjà à sentir monter le discours du ‘eux contre nous’”, justifie la journaliste de Libération. Elle regrette aujourd’hui le faible nombre de correspondants sur le territoire. “Il y a un déficit d’information, juge-t-elle. Ça ne suffit pas d’avoir quelques personnes çà et là parce qu’elles ne peuvent pas être partout. Elles ne vont pas systématiquement dans les régions, par exemple. Moscou, c’est juste la pointe de l’iceberg. La Russie est en train de devenir une boîte noire.”
Article de Gnamé Diarra, édité par Thomas Pitrel. Cet article a été écrit initialement pour le numéro spécial Liberté de la presse du magazine Society en collaboration avec Reporters Sans Frontières, mais n’a pas pu être publié, je le propose donc ici.